Je passe quelquefois les nombreuses rencontres que me permet le vin au crible d’un tamis à la fois ancien et moderne : la tribu, entre nomades paysans et web bloggueurs. Un couple new-yorkais m’a fait prendre conscience de l’alliance du passé et du futur que réalise cette lecture de nos clients/followers. J’en dénombre au moins 5, qui quelquefois se mixent en des intersections assez précises, inédites. Il arrivent que certains d’entre-vous appartiennent simultanément à plusieurs d’entre elles :
les passionnés de vins, collectionneurs, fouineurs
les épicuriens, à la recherche de saveurs et d’expériences
les questeurs de vivant, écologistes au sens premier, environnementaux
les artistes, musiciens, poètes, peintres, chanteurs, rêveurs d’avenir
les scientifiques et/ou philosophes, intellectuels plus visionnaires que conformistes
ici la vôtre, une de plus ?
Même sans panneau indicateur ni newsletter, vous nous trouvez par le jeu du mail à écran, des promenades dans des vignes qui racontent, de verres de vins qui rassemblent et font parler.
Les vins sont nos enfants : devenus grands, ils nous quittent et parcourent le monde, libres d’aimer et d’être aimés.
Il dit le pays qui le porte et la fierté des hommes et des femmes qui le produisent.
C’est du vin que parlait en ces termes le Gouverneur général du Canada en 2008.
En 2014,
Disons notre travail d’aujourd’hui et notre héritage du passé,
Vivons nos quêtes et partageons nos espoirs,
Cultivons l’Alsace… et ses vins.
Ces « nous » à construire/déconstruire scelleront nos futurs proches
et deviendront peut-être des voies pour demain.
A vos plumes, à vos actes, la diversité nous attend.
En 2014,
Je nous souhaite le meilleur de l’humanité,
la chaleur, la complicité, le rire,
la conscience libre de donner et recevoir
tout ce qui ne s’achète pas,
plus riches de notre crise
plus pauvres de nos certitudes.
Bruno SCHLOEGEL
Nos rencontres illuminent nos regards, soutiennent notre passion qui vous doit de rester vivace. Un grand merci à tous. Derrière nos sourires partagés, vous trouverez nos exigences, notre quête de cohérences, les choix plus risqués pour demeurer au plus près du vivant.
Dans votre intérêt et celui de la qualité des raisins que vous produisez… C’est par ces mots que débutait un courrier qui nous a été adressé fin août par notre organisme de gestion des appellations AOC/AOP alsaciennes. A ma grande stupéfaction, deux points essentiels de notre conduite de la vigne étaient mis en cause : l’absence de rognage/palissage et la mauvaise gestion des adventices (lire le courrier de l’ AVA-ODG du 26/08/2013).
Depuis la réception de ce courrier, deux rencontres dans nos vignes ont permis aux signataires de ce courrier de revoir leur réaction première à la lumière de nos explications et de la qualité effective de nos raisins en ce millésimes 2013. Si aujourd’hui ce courrier semble tomber à plat, la fin des ces vendanges 2013 et surtout le contexte régional peu soucieux de la qualité des raisins effectivement récoltés, m’amènent à publier ma lecture de cette aventure instructive quant à l’évolution des textes qui régissent une AOC/AOP.
En juillet dernier, lors d’une rencontre avec des vignerons du groupe transversal constitué depuis en Université des Grands Vins, j’avais livré mon analyse de la situation en appelant à une nécessaire refondation de nos AOC (requalification avait alors transcrit un(e) journaliste présent(e)). L’écart constaté est immense, entre l’esprit d’une AOC, qui pour moi traduit la capacité d’une région à vinifier des raisins sains et mûrs, au prix d’une proximité réelle avec ses terroirs, et sa mise en œuvre effective, qui se contenterait de vignes « propres », de raisins récoltés verts ou altérés, sans jamais passer par la case maturité, où le parachute de la chaptalisation ou de la désacidification au double sel est ouvert systématiquement pour assurer coûte que coûte les 80 hl de rendement maximum, sans considération pour cette AOC que partagent les vignerons qui la revendiquent.
Alors que les discussions portent sur 200000 hl qui plomberaient les AOC Alsace (150000 il y a encore quelques mois), j’ai soumis à notre ODG ma résignation à sortir de ces AOC si elles ne devaient pas être en mesure de prendre en compte les efforts et expérimentations de ceux qui souhaitent produire des vins exclusivement à partir de raisins, millésime difficile ou au contraire favorable. La nécessaire évolution qualitative des textes/cahiers des charges, décrets, conditions annuelles en vigueur, en toute transparence, ne devrait-elle pas être la priorité de ceux qui sont mandatés pour la défense du vin d’Alsace ?
Par delà l’Alsace, notre INAO n’incorpore toujours pas la biodiversité dans sa définition d’un terroir : se limiter à la géomorphologie ou au paysage reste une lecture aussi superficielle et figée que celle faite initialement par notre ODG ; le fonctionnement pluri-annuel d’un terroir est conditionné par sa biodiversité, gage de son adaptabilité et de sa capacité de réaction à des millésimes contrastés.
Le courrier : la forme et le fond.
J’ai soumis ce courrier à quelques universitaires ou pédagogues, tant nationaux qu’étrangers, de passage en nos murs depuis sa réception. Il s’agit avant tout d’un courrier, affirmatif, comminatoire, une quasi mise en demeure de mise en conformité si nous souhaitions continuer à revendiquer les AOC alsaciennes. Une forme de pédagogie peu efficace, contrairement à ce que voudrait mettre en œuvre notre ODG, qui plus est à la veille de vendanges que l’on savait délicates, en raison d’une floraison particulièrement hétérogène et tardive. La lettre sera revue m’assure-t-on dans une optique plus pédagogique et ouverte ; quelques questions simples pourraient suffire à interroger le vigneron sur sa pratique et sa quête du vin.
Le fond est bien plus inquiétant : la lecture du paysage viticole alsacien repose souvent sur des concepts récents, que ceux qui le travaillent considèrent le plus souvent comme éternels. Il en est ainsi de la propreté des vignes : fauchages et rognages systématiques étant les 2 mamelles estivales de cette activité appelée viticulture. Il y a quelques années, un contrôle externe de notre défunte OIAL n’avait pourtant eu aucune difficulté à reconnaître notre quête d’une viticulture en pleine biodiversité, qui s’appuie sur la connaissance et la proximité du vivant.
Au delà du jugement superficiel et conforme au consensus, je m’inquiète de l’absence de (re)connaissance de la physiologie d’une plante, une liane, appelée vigne et de l’absence de prise en compte ne serait-ce que des aspects environnementaux et de santé publique qui deviennent de plus en plus importants pour les consommateurs/clients de nos caves.
Voudrait-on encore toujours garder le couvercle sur la marmite pour n’effaroucher ni ne perturber personne ( vendeurs de produits, prescripteurs de solutions toutes faites, viticulteurs bon élèves à coups d’unités de ceci ou cela, de doses scrupuleusement respectées, metteurs en marché soucieux de volumes à bas prix,…) ? Cette fuite en avant, associée à la baisse tendancielle des prix des produits agricoles, notamment lorsqu’ils sortent du créneaux des produits vrais, recherchés et sans aucun doute de plus en plus rares, ne manquera pas de poser tôt ou tard de vraies questions à nos appellations vieillissantes.
Quelles seront nos réponses ? Si dans le cahier des charges actuels de nos appellations la route est fermée aux expérimentations qui s’appuient sur la connaissance du vivant et la préservation de sa capacité d’adaptation, ne faudrait-il pas le faire évoluer ? A ce stade je dois remercier le directeur de notre ODG qui a finalement abondé dans le sens de ma réaction selon laquelle que le juridique serait toujours en retard d’une évolution à expérimenter, par une formule reprise de M. Jules Tourmeau : « les faits précèdent le droit ».
Quelques bénéfices de notre approche « extrême », « sauvages », en ce millésime 2013.
Détacher la vigne de son environnement revient à en faire une monoculture, avec tous ses défauts, provoqués consciemment ou inconsciemment. Je prendrai le temps de l’écrire ce livre qui analysera plus précisément ce fonctionnement « en pleine biodiversité ». Une première étude italienne vient tout juste d’être publiée, qui confronte la culture de la vigne aux enjeux des équilibres du vivant.
Un printemps froid et humide : la vigne est retardée dans son cycle ; contrairement aux printemps secs de ces dernières années, à déficit hydrique, ce sont les légumineuses qui ont repris du poils de la bête : vesces, gesses, pois, mélilots, lotiers et coronilles, ont épongés une eau excédentaire et accumulé des réserves ; plutôt que de les faucher, leur roulage dans les secteurs les plus poussants a préservé leur fructification… Dans tous les cas, le sol vivant de ses matières et de ses micro-organismes, sait mieux nourrir, réchauffer, s’adapter… qu’une laine de roche stérile.
L’été est arrivé brutalement, chaud et ensoleillé, parfois sec. Trop sec déjà pour les zones mise à nu, fauchées précocement ; au bout du compte, j’ai vu les mêmes vignes propres passer de l’asphyxie radiculaire à l’arrêt physiologique dû la sécheresse excessive, tout simplement par ce comportement systématique et visuellement propre d’une gestion sans concession des adventices. A l’opposé, nos roulages de flore plus hautes que d’habitude ont préservé des réserves et une vie du sol au plus fort de l’été qui s’est exceptionnellement prolongé jusque début septembre. Faillit-il avoir tout fauché le 26 août ? Les pluies de septembre ont à nouveau sollicité ces vignes qui ne bénéficiaient d’aucun tampon organique ou vivant. Les rognages, effeuillages, les avaient plus que stimulées pour repartir en végétation ; à la mi-octobre, raisins vendangés, la plupart était encore vertes et en pleine croissance…
L’absence de rognage/palissage reproché relève de la même lecture systématique de la conduite de la vigne. Il est clair qu’une année plus précoce, où l’été aurait basculé dès le 15 août, nos tressages de fin d’été auraient déjà été réalisés, voire quelques rognages à l’approche de vendanges.
Au contraire, l’ensoleillement persistant nous avait conduit à maintenir une surface foliaire maximale, ne serait-ce que pour ne pas décaler davantage une maturité physiologique dont nous savions – dès la fin de la floraison fin-juin début juillet – qu’elle allait se situer début octobre (je compare le plus souvent la maturation physiologique des raisins à une gestation, dont la durée est peu perturbée par la date de fécondation, précoce ou tardive). On ne peut pas passer sous silence la capacité de la vigne à protéger ses raisins des brûlures ou la fonction d’ombrelle qui maintient humidité et fraîcheur dans la zone des fruits.
Les sucres synthétisés en août ne le seraient plus en septembre, lorsque les journées raccourcissent, ni en octobre lorsque s’installent les premiers froids. Les effeuillages de dernières minute ne présente aucun intérêt lorsque les vignes sont encore en pleine croissance végétative et les raisins verts. A la veille des vendanges, nos premières vignes jaunissaient et stoppaient leur croissance végétative ; en ce mardi 5 novembre, nos derniers raisins restent sains et concentrent des sucres qui permettent des AP de 17 à 20%. Notre dernier pinot noir a été récolté en sur maturité comme chaque année, vendredi 26 octobre. Nos premiers auxerrois et muscats, vendangés dès l’ouverture du ban, avaient un feuillage jaune doré. Aucune chaptalisation correctrice, aucune désacidification n’est envisagée ni nécessaire.
Appellations contrôlées ou protégées ?
Une AOC peut-elle compter uniquement sur la chance pour que chaque année les vins qu’elle produit soient de vrais produits de ses terroirs ? Lorsque les choses se passent mal, c’est toujours la faute au climat qui imposait finalement de vendanger rapidement ; le même argument pourra-t-il servir lorsque seront mises en cause les molécules indésirables trouvées dans les vins, qu’elles soient issues de la culture intensive du raisin ou des intrants utilisés pour rattraper les « mauvaises » années ?
A qui/ à quoi l’un ou l’autre des deux qualificatifs s’appliquent-ils ?
Le contrôle de l’apparence d’une vigne permet-il de garantir la crédibilité de l’origine ? Certes non si, en contrepartie d’une propreté apparente, des vignes-machines forcées à produire des raisins récoltés verts sont relayées par des techniques qui transforment artificiellement ces jus déséquilibrés en vin d’appellation.
L’appellation est-elle protégée lorsque visiblement les rendements maximum sont atteints systématiquement au mépris du millésime, du terroir et du client final ?
Ce qui me chagrine, c’est que la (ma?) lecture directe du vignoble permet de constater qu’à 66% au moins l’esprit de l’AOC n’est pas respecté, sans conteste pour de bonnes raisons économiques à court terme. Les rendements agronomiques par parcelle sont dépassés dès la taille ; les raisins vendangés tardivement en vert ne mettent même pas en danger les rendements maximum ; l’hypocrisie n’irait-elle que dans un sens, puisque lorsque les raisins sont par terre, on ne peut plus considérer qu’ils étaient supportés par la vigne ? Lorsque ensuite ils ne mûrissent pas, le climat, celui que le bon sens paysan s’accorde pourtant à reconnaître comme heureusement indépendant de la volonté humaine, fait office de bouc émissaire. Lorsque enfin les raisins pourrissent avant d’être mûrs, il vaut mieux les vendanger rapidement et chercher/exiger des solutions réparatrices en attendant une nouvelle tentative l’année suivante.
La récente hypothèse selon laquelle certaines maladies du bois de la vigne sont induites par les stress auxquels sont soumis ces êtres vivants appelés vignes sur les nécessaires fondamentaux qu’il faudra bien accepter pour poursuivre notre activité d’accoucheurs de vins.
Dans l’intérêt de nos raisins et pour la qualité de notre AOC Alsace, réconciliée avec ses fans…
Si depuis plus de 10 années nous poursuivons notre quête de raisins mûris par des vignes qui vivent dans leur terroirs, récoltés si possible sains ou sur mûris, pressés entiers, pour des moûts qui fermentent spontanément sans artifices œnologiques qui viendraient modifier les caractéristiques de la récolte de l’année, en bref, si nous pensons que l’on peut obtenir du vin en Alsace à partir de raisins dont les équilibres sont ceux des terroirs qui les ont nourris et mûris, ce millésime 2013 est une parfaite illustration des extrêmes qui peuvent cohabiter sous l’étiquette AOC Alsace.
Paradoxalement, le conseil et l’image donnés au vigneron de base l’encouragent à maintenir une activité systématique, quasi-artificielle, totalement déconnectée du millésime. L’adaptation des pratiques aux conditions du moment serait pourtant un des fondamentaux de l’activité paysanne. A l’opposé, le respect de la physiologie d’une plante, – qui sait, comme j’aime à le dire, mieux que nous, mûrir ses fruits depuis plusieurs millions d’années – et la recherche pour elle d’un environnement vivant et réactif, ont une fois encore permis de vendanger de beaux raisins qui, je l’espère, donneront naissances à des vins qui sauront séduire les amateurs et passionnés qui goûtent et apprécient les fruits de notre travail.
J’en profite pour remercier tous ceux qui, particuliers ou professionnels, n’ont pas manqué de nous manifester leur soutien dans cette petite épreuve du feu règlementaire ; merci également aux collègues qui partagent nos interrogations. Les assemblées générales de nos organisations viticoles alsaciennes auraient de quoi s’animer de vrais débats, en prenant un peu de hauteur sur les alliances partisanes ou enjeux personnels.