Science poétiquement modifiée et poésie scientifiquement justifiée.

« C’est de la science poétiquement modifiée ! »

Voilà ce que m’avait dit Alain Aspect, père de la la première démonstration de l’intrication quantique. Il avait accepté d’être mon invité à l’occasion du Chapitre solennel consacré au “Vin des savants”, en 2015, mon année de Grand Maître de la Confrérie Saint-Étienne d’Alsace.

Je venais d’introduire mon thème en partant des musiques de la vie, au sens où les décrit Denis Noble dans the Music of life. L’idée d’une écoute du vivant comme celle d’une multitude d’orchestres qui jouent de concert depuis l’échelle infra atomique jusqu’au paysages générés par les activités humaines, en passant par les molécules, cellules, organes, populations et biocénoses, … était au cœur de ce Chapitre où la partie macroscopique était portée par Yvon Le Maho, écophysiologiste, qui connaît également mes expérimentations à ciel ouvert.vigne et forêt

Il est toujours délicat de répondre  à une telle repartie, venant d’un académicien des sciences de grand renom. C’est une sentence que j’ai méditée à de nombreuses reprises, stimulé voire quelque peu incompris par le fait que mes intuitions soient qualifiées de poétiques.  La phrase d’Alain Aspect m’est revenue à l’esprit encore tout récemment, alors que j’expliquais le point de vue de la vigne, en matière de raisin, et que je terminais mon exposé par la dernière étape de la physiologie du raisin mûr, celle où la vigne émet les parfums qui vont attirer l’oiseau, le frugivore ou l’humain qui vont lui transporter le pépin et au passage bénéficier du jus des baies…, une étape trop souvent absente dans le choix de la date des vendanges.
Tout au début de mon métier de vigneron, il était également déjà fréquent que ma vision de la vigne comme un être vivant était davantage acceptée du point de vue poétique que du point de vue scientifique. Il est vrai que je fais beaucoup pour brouiller les cartes, en mélangeant allègrement les données scientifiques et émotionnelles, l’une stimulant l’autre pour ouvrir de nouvelles interrogations.vigne et vesce

Il y a quelques semaines, j’ai enfin trouvé 2 éléments de réponse qui me conviennent et que je partage volontiers ici.

« Il faudrait inviter des artistes… »

Tout d’abord la lecture d’un petit livre que m’a offert tout récemment François-René L’herm, chercheur en sciences sociales, dont le laboratoire porte le nom de Pragmater. Il souhaitait me faire un cadeau à l’occasion de l’une de nos rencontres autour de la vigne, du lien au vivant et des organisations humaines. Je lui ai donné les références du premier livre de Masanobu Fukuoka, traduit sous le titre “La révolution d’un seul brin de paille – une introduction à l’agriculture sauvage”.

Alors que je fais souvent référence à cette approche, plus récente que celle des anthroposophes du 19ème siècle et qui me correspond mieux que l’approche biodynamique qui m’est étrangère ou que la permaculture que je trouve trop humainement prétentieuse, je n’avais jamais lu le moindre ouvrage de mon inspirateur par personnes interposées. Ce n’étaient jusque là que des commentaires oraux, de la part de personnes qui aiment bien raccrocher ma quête à un concept, voire la nommer. Une amatrice de vins japonaise, Yasuko Asakura, avait tout particulièrement fait le crochet par Wolxheim il y a quelques années déjà pour voir des vignes « à la Fukuoka ».

A la lecture du livre, qui se lit très facilement, j’ai été surpris et étonné, au fur et à mesure de mon avancement, par les nombreuses correspondances entre nos parcours : scientifique puis  paysan, par choix, proximité avec les mécanismes subtils du vivant et intuitions confrontées aux activités in situ ainsi qu’aux contraintes économiques, expérimentations en temps long… mais égalvigne et vesceement le plaisir de se laisser porter par les mouvements de la vie et des saisons, des couleurs et des parfums. Au détour d’une phrase je suis tombé sur « Il faudrait faire venir des artistes, pour qu’ils révèlent la beauté et le plaisir des liens qui nous relient à la nature vivante et libre ». Ceux qui partagent nos temps de rencontres, dans les vignes ou au chai, connaissent la richesse de ces approches mixtes, entre science et arts. La viticulture du non-agir nous donne cette disponibilité et cette sérénité pour les marier en toute créativité.

Pour nous, en ce printemps 2021 contrasté, bourdons et crapauds verts ont bataillé avec les alternances de jours froids et chauds, les jeunes chevreuils ont retrouvé le chemin de nos vignes fleuries et ensauvagées, les lézards avaient réagi très tôt aux premiers jours de chaleur avant de disparaitre pour quelques semaines, le parfum des aubépines en fleurs, les fabacées colorées de jaune, bleu, fuchsia et blanc qui répondent vigoureusement présentes à l’appel des semaines pluvieuses passées, la vigne engourdie prend finalement le dessus avec les premières nuits chaudes…

« Sentir et savoir : sans émotions, vous prenez toujours les mauvaises décisions » vigne et gesce

Au cours d’un récent déplacement, je suis tombé sur plusieurs émissions scientifiques de France Culture dont l’une consacrée à la connaissance des mécanismes du cerveau humain et de la conscience, avec pour invité António Damásio.
Si l’instinct de survie que nous ont légué nos ancêtres mobilise fortement la réaction immédiate, quasi matérielle, associée à des pratiques à court terme, une autre partie du même cerveau nous donne la capacité de se projeter sur des temps longs, à la recherche de sens, dans l’anticipation et la responsabilité intergénérationnelle. Nos sentiments personnels se projettent en émotions et ne demandent qu’à devenir rencontre et culture.
L’un des intervenants affirmait clairement que notre avenir commun passe par un rééquilibrage de ces deux aptitudes humaines, ce que j’appelle quelquefois un peu moins d’humain (qui projette sa vision autocentrée sur le non humain), pour plus d’humain, de vie partagée, y compris en bout de chaîne avec l’humain, qui est inclus dans nos rapports avec le non humain.

La boucle est donc bouclée : science et poésie se complètent, y compris dans notre quête d’une viticulture où c’est la vigne qui nous cultive. 20 années (vigneron depuis juin 2001) de pratiques et de rencontres me font toujours rêver de la balance à sels minéraux, vitamines ou autres anti-oxydants, d’une approche multi scalaire où l’humain est complice du non-humain, où l’écoute donne à voir et à manger, …

Alors qu’en 2015 j’avais dissocié les deux approches, sciences et arts, en consacrant un Chapitre distinct au “Vin des artistes” – la synthèse avait été annoncée lors du tout premier chapitre, “Le Vin des philosophes” qui avait introduit mon année de présidence de cette vieille dame qu’est la Confrérie Saint-Etienne d’Alsace -, en 2021, Covid aidant et prise de conscience environnementale et sociétale enfin en mouvement dans les esprits et les cœurs, il est plus que temps de les conjuguer.

Bruno Schloegel

Vigneron libre

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